Le drame de l’incendie de la cathédrale Notre Dame de Paris en avril 2019 a provoqué la stupeur dans le monde entier. Mais le chantier de sa restauration en cours et les nombreuses communications à ce sujet ont mis en lumière les splendeurs de l’architecture gothique et le très haut degré de savoir faire des constructeurs d’origine et des chercheurs, artisans, entreprises, techniciens et artistes qui participent aujourd’hui à la résurrection de la cathédrale.Cette opération hors normes a incité La Grenouille à observer de plus près un de nos ouvrages gothiques local, en l’occurrence l’église Saint-Aignan de Cour- Cheverny, et notamment un des éléments de sa structure en pierre.
Un très bel ouvrage
À l’aplomb du clocher, au sommet de la voûte,
on peut observer un oculus, construit à cet endroit pour laisser le passage des
cloches. C’est un très bel ouvrage, dont on ne soupçonne pas a priori toute la
technicité qu’ont demandée sa conception et sa réalisation, et tout ceci il y a
plusieurs siècles… (La construction et la transformation de l’église
Saint-Aignan se situent entre le XIIe et le XVIIIe siècle (1)).
Un oculus en clé de voûte
Un oculus est une ouverture ronde, parfois ovale
ou polygonale, dans un mur ou une voûte. Ce terme d'origine latine se traduit
par oeil en français (2) (et est désigné couramment par «
oeil de boeuf » pour de petites ouvertures comme on en rencontre souvent dans
des maisons anciennes).
Celui que nous pouvons observer dans l’église
Saint-Aignan de Cour-Cheverny se situe en plafond de la travée centrale, au
centre de six nervures de la voûte. Dans cette position, l’oculus est désigné
sous le terme de « clef de voûte annulaire », « anneau de compression » ou «
oculus zénithal », constitué d’un large cercle de pierres (environ 2,50 m de
diamètre extérieur - 1,70 m pour l’intérieur) qui assure la stabilité de l’ensemble
en jouant le même rôle qu’une clé de voûte.
Stéréotomie et autres
savoir-faire
La réalisation de ce type d’ouvrage fait
appel notamment à la stéréotomie (science qui traite de la découpe des solides
et s’applique, dans le cadre de la construction, à la taille des pierres et à
la taille du bois), à la charpente pour ce qui concerne les supports lors de la
construction, à la maçonnerie (réalisation des joints, construction des
voûtes), et à bien d’autres savoir-faire, notamment la sculpture ou la peinture
pour des éléments décoratifs...
Recherche d’indices
En observant de plus près cet oculus, on peut
s’interroger sur la forme des pierres qui le constituent, et sur la technique
utilisée par les bâtisseurs qui l’ont réalisé. Hélas, à cette époque, La Grenouille n’était pas là pour prendre des
photos… Mais les nombreux documents techniques publiés, notamment autour du
chantier de la cathédrale Notre Dame de Paris (et de celui de Guédelon (3)) nous donnent de précieuses
indications sur sa conception et sa réalisation.
Un peu d’histoire... (2)
Emblématique de l’art gothique, la voûte d'ogives
(4) (ou voûte sur croisée d’ogives) révolutionne
véritablement l'architecture religieuse. Issue de la voûte d'arêtes, elle
consiste à construire des nervures qui reposent sur des piliers et qui se
croisent à la clef de voûte, puis à bâtir une voûte qui repose sur ces
nervures. Formerets (5), doubleaux (6) et ogives répartissent les
poussées de la voûte qu'ils soutiennent non plus comme à l'époque romane sur
toute la longueur des murs latéraux, mais sur des points porteurs (souvent des
piliers) parfaitement définis, recevant des charges essentiellement verticales.
…et de technique
Les contacts avec plusieurs spécialistes, et l’étude
de quelques documents parmi les nombreux publiés sur le sujet permettent de préciser
la forme des pierres qui constituent l’oculus et son mode de construction (7). L’oculus est constitué de 12 éléments (photo ci-contre), de trois types différents :
•
les claveaux (8) 2,
4, 6, 8, 10 et 12 sont tous identiques. Leurs faces latérales (le lit), en
contact avec la pierre voisine, sont légèrement inclinées ou, dit autrement,
leur arête supérieure (en forme d’arc de cercle) est plus longue que leur arête
inférieure,
•
les claveaux 1, 3, 7 et 9 comportent en un seul bloc un élément du
cercle de l’anneau de compression et l’amorce de la nervure sur une longueur de
moins de 10 cm.
•
les éléments 5 et 11 sont semblables aux éléments précédents, mais avec une
amorce de nervure à l’horizontale, constituant le début de la lierne (9) horizontale dont l’autre élément est
encastré dans le mur latéral, de manière très précise et très solide, entre des
pierres taillées à cet effet, afin d’assurer sa stabilité. Le lit des éléments
5 et 11 est également incliné, venant se bloquer sur l’autre élément de la
lierne horizontale (pièces n°13 et 14). Précisons également que la taille d’un
seul claveau de cet oculus peut prendre de l’ordre d’une journée pour un
tailleur de pierre travaillant uniquement avec des outils manuels, comme au
Moyen Âge, et environ 3 heures aujourd’hui avec un travail en partie mécanisé… Nous
laissons au lecteur le soin de calculer le nombre d’heures de travail qu’a
nécessité la construction de notre église Saint-Aignan…
Mais comment ont-ils fait
?...
Les témoins de l’époque ne sont plus là…, mais
les professionnels du chantier de Notre Dame de Paris nous donnent des
indications très précises sur le montage d’un oculus (10). À coup sûr, celui de l’église
Saint-Aignan a été monté de la même façon : «…/... les charpentiers ont monté et levé les
quatre cintres de bois qui constituent l’ossature indispensable aux
maçons-tailleurs de pierre pour rebâtir les arcs de la voûte de la croisée du
transept. Placé au croisement des cintres, un anneau de bois termine cette
structure éphémère. C’est lui qui supporte la reconstruction de l’anneau de
compression, également appelé oculus, qui constitue la clef de voûte de la croisée
du transept. …/... Une fois les pierres qui
constituent l’ossature de la voûte taillées, les maçons-tailleurs de pierre ont
tracé, sur le revers des cintres en bois, l’emplacement de chacune d’entre elles.
Ils ont monté les claveaux de l’oculus, acheminés par la grue à travers
l’ouverture de la croisée, les uns à côté des autres, en commençant et en
finissant par un ange.
Ils ont ensuite posé la
"pierre d’arrivée" de chaque arc, c’est-à-dire la première pierre en partant
du haut, le long de l’oculus, et l’ont calée au millimètre près : bien ajustée,
elle a servi de référence pour poser tout l’arc. A commencé alors le montage de
l’arc à proprement parler, du bas vers le haut, depuis les pieds de gerbe le
long des piliers jusqu’à la pierre d’arrivée et l’oculus. Chaque claveau est
taillé en biseau : ainsi, ils se bloquent les uns et les autres, ce qui met la
voûte en compression et lui permet de tenir ».
Cette dernière remarque illustre bien tout le
principe de construction de cet édifice : chaque élément travaille en
compression du haut jusqu’en bas, et c’est ce qui assure la stabilité de
l’ensemble. Et précisons également que tout ceci se passe en hauteur (à 8 m de
haut dans l’église Saint-Aignan, 26 m à Notre Dame de Paris…), nécessitant
moyens de levage (quel que soit le siècle, mais avec des matériels différents…),
échafaudages, plate-forme de travail, etc., travaux « annexes » qui nécessitent
également beaucoup de savoir-faire. À ce sujet, on peut estimer que chaque
pierre de notre oculus pèse environ 100 kg ou plus…
« Une fois les arcs
montés, ils sont laissés en l’état quelques mois, jusqu’à ce que prenne le mortier
qui scelle les pierres ».
Cet élément de l’ouvrage a également une importance
cruciale… : la taille des pierres est très précise, au millimètre près, afin
que les joints entre les pierres soient très fins (moins d’un centimètre…), et
ne soient pas susceptibles de se déformer sous les efforts de compression, ni
de se dilater sous l’effet du retrait ou de la température. Ils permettent de
transmettre les efforts dans la structure…
Comme nous l’indique le site « Décoder les églises
et les châteaux » (11), « le mortier ne sert pas
de colle, mais de tampon, ou de matelas, empêchant que les pierres ne se touchent.
Sinon, sous l’effet de la chaleur ou de la compression, elles se cogneraient puis
se fractureraient »
. On emploie
donc des mortiers très fins, constitués de sable, d'eau et d’un liant à base de
chaux, et on ne retire les supports (cintres en bois) que lorsqu’on est sûr que
le mortier a fait sa prise complète (quelques mois comme indiqué ci-dessus).
Quoiqu’on en dise, le
savoir-faire se perpétue
La mise en valeur de cet ouvrage et
l’évocation des techniques de construction est aussi l’occasion de souligner
que dans chaque région (y compris dans le Loir-et-Cher !), et contrairement à
une idée parfois répandue (« on ne trouve plus personne qui sait
travailler »), de nombreux
professionnels compétents sont là pour perpétrer des savoir-faire ancestraux ou
appliquer des techniques modernes, dans les règles de l’art pour la
restauration du patrimoine ancien ou pour des constructions plus modernes. On
peut même estimer que les savoir-faire se répandent plus vite qu’auparavant, du
fait des modes de communication très développés et du travail en réseau.
Merci à Adrien Willème,
tailleur de pierre à l’entreprise Lefèvre à Paris et qui œuvre actuellement
sur le chantier de Notre Dame de Paris, pour ses précieuses indications.
P. L.
(1) Voir « Les grandes heures
de Cheverny et Cour- Cheverny en Loir-et-Cher… et nos petites histoires » -
Éditions Oxygène Cheverny 2018 - page 150 : « L’église Saint-Aignan de
Cour-Cheverny ».
(2) Source : Wikipédia
(3) Le chantier de Guédelon,
situé dans l’Yonne et entrepris en 1997, consiste à construire un château fort
selon les techniques et avec les matériaux utilisés au Moyen Âge - www.guedelon.fr
(4) Ogive : arc diagonal sous
une voûte gothique, qui en marque l'arête (Wikipédia).
(5) Formeret : l'arc formeret
est un arc longitudinal engagé dans un mur porteur, positionné à la rencontre
entre ce mur et une voûte ou un quartier de voûte (Wikipédia).
(6) Doubleau : un arc-doubleau
est un arc perpendiculaire à l’axe de la voûte et appuyé contre la face
intérieure des murs (il double la voûte). (Wikipédia).
(7) Voir aussi sur le site
https://passerelles.essentiels. bnf.fr/fr/ – rubrique Métiers/Maçon - le
dossier très intéressant : « Les tailleurs de pierre au Moyen Âge ».
(8) Claveau (du latin
clavellus, « petite clé ») est une pierre taillée en biseau (forme de coin
tronqué par la pointe) constituant un élément de couvrement.
(9) Lierne : nervure d'une voûte sur croisée
d'ogives, partant de sa clé de voûte et subdivisant ses voûtains en deux
segments symétriques.
(10) www.rebatirnotredamedeparis.fr
(11) Histoire de l’art : www.elccarignanhistoiredelart1ereannee.blogspot.com
La Grenouille n° 63 - Avril 2024
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